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d'ethnomusicologie

La voix au pluriel selon Clotilde Rullaud

Transmission | 6 novembre 2019 | Angela Mancipe

Depuis leur création, les ADEM proposent de nombreux cours et stages qui permettent d’approcher les techniques vocales du monde entier. À l’occasion du festival Les Nuits du Monde, dont l’édition 2019 est dédiée aux usages singuliers de la voix, Ethnosphères magazine a rencontré l’artiste Clotilde Rullaud, professeure du cours « Chanter le monde » dans notre association depuis 2018. Elle nous a accordé un entretien dans lequel elle a partagé avec nous sa vision particulière des différentes dimensions de la voix, nourrie par sa formation et son expérience, qui reflète l’éclectisme de ses sources d’inspiration et sa grande curiosité.

Propos reccueillis par Angela Mancipe

 

© Photo : Stephane Barbier - Les Suds à Arles

 

Clotilde est une vocaliste, flûtiste, performeuse, auteure, compositrice, réalisatrice et pédagogue, sensibilisée à la méthode Tomatis, formée au lyrique, au jazz vocal, à la méthode ‘Vocal Power’ d'Elisabeth Howard et à la méthode ‘Ma voix dans le chant du monde’ de Martina A. Catella. Clotilde est dès son plus jeune âge sensibilisée aux arts vivants via la musique, le théâtre et la danse. Après un parcours au conservatoire en flute traversière, fascinée par la richesse de l’instrument « voix », elle décide d’explorer les chemins osseux de la voix et les techniques vocales étendues. Elle multiplie alors les aventures artistiques et humaines. Du gospel à la musique tsigane, au jazz et aux « musiques des mondes », cette chanteuse, qui « évoque Nina Simone » d’après Jazz Magazine, est animée sur scène comme dans son enseignement par une conviction essentielle : « Chanter, c’est contribuer au bonheur du monde ». 

 

Dimension créatrice de la voix

 

Pour moi, la voix est un vecteur de vibration. On dit, dans certaines « cultures premières » -notamment chez les aborigènes d’Australie - que l’homme n’est pas fait pour parler, mais qu’il est fait pour chanter. Il doit, à travers sa voix, remettre dans le monde les vibrations qu’il a reçues de l’univers. On trouve également dans beaucoup d’autres cultures et mythes fondateurs de l’humanité l’idée qu’une femme qui « chante sur les os » pourrait donner la vie. Donc, il y a cette idée commune que la voix permet de faire émerger la vie. Mais ce qui est encore plus important pour moi dans la voix, c’est le fait que tout le monde possède cet instrument.

 

« Tout le monde peut chanter. Il n’y a pas de niveau social qui compte, il n’y a pas d’histoires de couleur de peau, de religion, de genre… tout le monde a des cordes vocales. La voix a une dimension universelle que je trouve très importante »

 

Sur le plan social, la voix a aussi son rôle. On fait d’ailleurs beaucoup de jeux de mots en français à partir des mots voix et voie : il y a cette idée que la voix trace une route, elle crée des ponts, elle montre une direction. Elle va vers quelque part, et en même temps, elle rassemble et crée du lien. Le chant accompagne le travail dans les champs, par exemple. On le retrouve aussi dans les berceuses pour les enfants, dans les rites religieux, etc.

 

Notre voix nous rend uniques

 

Même si on pense à l’universalité et aux liens que la voix est susceptible de créer, la voix relève aussi d’une verticalité, de la définition de soi. La voix nous rappelle qu’on peut développer sa singularité sans oublier l’autre, dans cet esprit d’universalité. 

 

« La voix est aussi personnelle que nos empreintes digitales. Personne n’a la même voix et c’est là un fait très intéressant. D’une certaine manière, elle est notre empreinte, qui se construit -en partie- à partir de nos héritages et des voix qu’on a entendues dans l’enfance. Tout ceci est aussi notre construction propre ». 

 

On retrouve aussi une autre dualité : lumière, caché. La voix est à la fois très à l’extérieur, très sonore. En même temps, la voix n’est pas visible, il faut l’appréhender. Il faut aller la découvrir : elle a une grande part de mystère. Et comme c’est notre instrument, quand on va chercher notre voix, dans les deux sens de l’écriture, avec un x ou avec un e (voix ou voie), on va trouver qu’il y a un petit nœud à tel ou tel endroit, et qu’il va falloir débloquer ce nœud pour que le son puisse circuler, pour ouvrir sa voix/voie. Et de ce fait, la voix peut aussi avoir un côté très thérapeutique.

 

La voix et la connexion avec le sacré

 

Une autre dimension de la voix que je trouve intéressante est cette idée de la voix comme une voie spirituelle, à travers laquelle on peut exprimer un sacré donné.

 

« Depuis longtemps, l’homme a chanté pour louer le sacré. En exprimant ce sacré, on exprime aussi le lien que l’homme entretient avec la nature, le mystère, avec ce qui est montré et à ce qui est caché, le lien entre les hommes et les femmes, le rapport au corps »

 

Quelle que soit la forme que prend ce sacré, il y a dans toutes les cultures cette idée que chanter est faire un lien entre la terre et le ciel. Cela rejoint la posture des derviches tourneurs avec une main tournée vers le ciel et la paume de l’autre main vers le sol, pour servir d’antenne, l’antenne que nous sommes.  

 

©Photo : Droits réservés 

 

Cette idée de connexion entre le ciel et la terre, on la trouve très clairement dans les chants sardes, par exemple, que nous aurons l’opportunité de savourer lors du concert de Polyphonies vocales de Sardaigne le vendredi 8 novembre prochain. Les chanteurs qui composent ce chœur travaillent le son de leur voix, donc individuellement, dans l’unicité, mais aussi collectivement, dans la globalité, pour faire émerger tous les harmoniques, de façon à ce que l’auditeur écoute avec ses os et pas seulement avec ses oreilles. Ce n’est pas une métaphore : nos os vibrent pour de vrai. Quand les voix sont riches en matière, ses harmoniques viennent s’assembler. Si les voix arrivent à se mettre vraiment ensemble, on entend une cinquième voix, la quintina. Il s’agit d’une voix aiguë, qu’on relie au féminin et que les chanteurs sardes, dans les polyphonies sacrées, identifient à la voix de la Vierge. On a donc l’impression qu’une femme est en train de chanter au-dessus d’eux. Arriver à faire ressortir cette « cinquième » n’est pas facile, cela veut dire qu’il s’agit de bien faire son « travail » de chanteur, mais aussi cela veut dire que l’homme, par le biais de sa voix, arrive à toucher le divin, à entrer en connexion avec le sacré.

 

Les chants du monde pour développer sa voiX

 

Comme je l'ai souligné, il y a une dimension d’universelle dans la voix qui nous permet de nous relier les uns aux autres à partir d’éléments communs. La voix possède également quelque chose de très individuel. Cette véritable empreinte personnelle dépend de plusieurs facteurs : la texture et la forme des cordes vocales, du larynx et du palais, entre autres. Ces derniers sont d’ailleurs façonnés par la langue que l'on parle depuis qu’on est tout petit et qu’on a dans les oreilles.

Chaque langue et chaque contexte culturel dans lequel on baigne implique une forme déterminée de la cavité buccale, une façon propre de bouger la langue, une manière singulière d’entendre les sons… chaque langue positionne naturellement les sons dans certaines zones de la bouche et utilise les espaces vibratoires crâniens différemment. C’est pourquoi on ne peut pas séparer le chant de sa culture d’origine. Cela va indéniablement avoir un impact direct sur les couleurs vocales produites, sur la manière dont les différentes cultures chantent et sur les répertoires ! C’est pourquoi aller explorer des différents styles de chant nous permet de développer notre propre pluri-vocalité !

 

«  Aller explorer les musiques du monde permet aussi de travailler son instrument « voix », non seulement techniquement, mais aussi en faisant un travail de lutherie sur sa voix.  Un peu comme si l’on modifie une guitare, en lui ajoutant des cordes ou en changeant la forme de la boîte »

 

Il y a ce double rapport de notre instrument voix : on le créée, et en même temps, on développe sa maîtrise. Et c’est là où j’invite mes élèves à profiter de la richesse de ces chants, pour enrichir leur propre langage et leur palette musicale, puis je les invite à aller ensuite trouver leur voix et leur voie auprès d’autres cours et d’autres professeurs des ADEM, selon l’aire culturelle, le style musical et la technique de chant qui les appellent le plus.

 

 

 

 

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